Discours du Président sur l’Europe à la Sorbonne [en] [ga]

Discours sur l’Europe du président de la République française Emmanuel Macron, la Sorbonne 25 avril 2024

25 avril 2024

Monsieur le Premier ministre,
Madame la Présidente de l’Assemblée nationale,
Mesdames et Messieurs les ministres,
Madame la Première ministre,
Monsieur le Commissaire européen,
Mesdames et Messieurs les Parlementaires,
Mesdames et Messieurs les Députés européens,
Monsieur le Procureur Général,
Monsieur le Chef d’État-Major des Armées,
Monsieur le Préfet de Région,
Madame la Maire,
Monsieur le Recteur,
Mesdames et Messieurs les Ambassadrices et Ambassadeurs,
Mesdames et Messieurs, en vos grades et qualités.

Sept ans après le discours de la Sorbonne, je souhaitais venir ici, dans ce même lieu, pour renouer le fil de nos accomplissements et parler de notre avenir. Notre avenir européen, mais par définition, l’avenir de la France ; ils sont indissociables.

Ici même, en septembre 2017, je disais que notre Europe, trop souvent, ne voulait plus, ne proposait plus, par lassitude ou par conformisme. L’esprit européen était livré à ceux qui l’attaquaient.

Nous proposions alors de bâtir une Europe plus unie, plus souveraine, plus démocratique. Plus unie pour peser face aux autres puissances et aux transitions du siècle, plus souveraine pour ne pas se faire imposer par d’autres son destin, ses valeurs, ses modes de vie. Plus démocratique, parce que l’Europe est cette terre où est née la démocratie libérale et où les peuples décident par eux-mêmes.

J’avais alors fixé un horizon comme rendez-vous, sept ans. Nous y voilà. Alors, nous n’avons pas tout réussi, il faut être lucide, en particulier lorsque vous souhaitez rendre notre Europe plus démocratique. Il faut bien le constater, les avancées ont été limitées sur ce point, parfois par frilosité de changer les traités, de changer nos règles, notre organisation collective. Et même s’il y a eu quelques innovations en la matière, une convention importante et des réflexions menées, nous ne sommes pas allés assez loin.

Mais il y a eu des réussites, en particulier en matière d’unité et de souveraineté, ce qui n’était pas acquis. L’Europe a traversé des crises, elles aussi inédites dans cette période. Le Brexit, bien sûr. Une déflagration dont on a vu depuis les effets délétères. Et ce qui fait – j’ai pu le constater – qu’aujourd’hui, plus personne n’ose tellement proposer des sorties ni de l’Europe ni de l’euro.

La pandémie mondiale, retour soudain de la mort dans nos vies, la guerre en Ukraine, retour du tragique dans le quotidien et risque existentiel sur notre continent.

Mais malgré cela, et dans un contexte qui a toujours été, durant ces dernières années, d’accélération des transitions environnementales et technologiques qui rebattent en profondeur les cartes de notre manière de vivre et de produire, notre Europe a décidé et elle a avancé. Et ce concept, qui pouvait sembler il y a sept ans, très français, de souveraineté, s’est progressivement imposé en européen. Et malgré cette conjonction inédite de crises, rarement l’Europe n’aura autant avancé, ce qui est le fruit de notre travail collectif. Et ce à travers quelques pas, que je crois historiques, que nous avons accomplis ces dernières années.

D’abord, le choix de l’unité financière pour sortir de la pandémie. Je veux ici le rappeler parce que rien n’était dit sur ce sujet, évidemment, avant que la pandémie n’arrive. Mais lorsque nous proposions aux Français une capacité d’endettement commun, on disait là aussi, belle idée française, formidable, mais enfin, ça n’arrivera jamais. Nous avons su d’abord bâtir un accord franco-allemand quelques semaines après le début de la pandémie. Puis, nous l’avons, en Européens, porté pour lever 800 milliards d’euros. Ce pas franchi de l’endettement commun par lui-même a été ce que, à l’époque, le ministre des Finances SCHOLZ, devenant ensuite Chancelier, a appelé un moment hamiltonien, à juste titre. Mais c’est un choix d’une Europe unie dont nous avons, partout sur nos départements, dans nos communes, vu les conséquences directes. Grâce à ce que nous avons fait en Européens, nous avons pu porter des projets de relance, des soutiens à nos entreprises. Et les PME, partout dans notre pays, ont pu en avoir les fruits.

Second choix décisif, ça a été le choix de l’unité stratégique sur des sujets qui jusque-là étaient restés du seul ressort des nations. La santé, le commissaire BRETON est là, qui s’en souvient, lui qui a piloté, avec la présidente de la Commission et sa collègue en charge de la santé, une politique qui n’existait pas et qui n’était pas prévue dans les textes. Produire des vaccins en Européens, sécuriser les approvisionnements et les distribuer partout en Europe. Nous l’avons fait. Et si la France a pu vacciner dès le début de l’année 2021, c’est parce qu’il y a eu ce réflexe européen et cette capacité à bâtir cette politique qui pourtant n’existait pas dans nos textes. Nous ne produisions pas ledit vaccin sur notre sol, nous, Français. Ayons l’humilité de le reconnaître ! C’est par l’Europe et ce sursaut que nous avons su avancer. De la même manière, sur l’énergie, qui aurait cru que nous pourrions nous défaire de notre dépendance aux hydrocarbures russes, acheter en commun et réformer si vite notre marché de l’électricité ? Et la défense, qui aurait parié sur l’unité européenne dès le premier jour de l’agression russe en Ukraine et sur un soutien militaire massif de l’Union européenne ? Et nous l’avons fait.

Le troisième pas décisif de ces dernières années, c’est que nous avons commencé à jeter les bases d’une plus grande souveraineté technologique et industrielle. Aucune zone du monde que l’Europe n’aurait accepté autant que nous de dépendre des autres sur des produits vitaux, des composants essentiels. Dès 2018, nous avons lancé une initiative avec l’Allemagne pour soutenir notre filière de batteries, étendue ensuite à l’hydrogène, à l’électronique ou encore la santé. Nous avons aussi lancé avec l’Allemagne des grands projets, le char du futur, le système de combat aérien du futur. Et avec nos amis néerlandais sur les sous-marins, là aussi, des initiatives structurantes. Mais dès le moment de la pandémie, et surtout dès les premières semaines après l’agression russe contre l’Ukraine, nous avons bâti, lors du sommet de Versailles, une vraie stratégie d’autonomie. Oui, cette autonomie stratégique dont on a à ce moment-là parlé, assumant ce concept en Européens, c’est ce choix de mettre fin à nos dépendances stratégiques dans des secteurs clés, des semi-conducteurs aux matières premières critiques. Des textes européens ont été pris, une politique a été assumée d’investissement, de sécurisation, de relocalisation. Ce qui était inédit dans notre histoire contemporaine. Depuis sept ans, l’Europe a commencé à sortir de cette naïveté, si je puis dire, technologique et industrielle. Comme elle a commencé aussi à corriger sa politique commerciale, même si sur ce sujet, j’y reviendrai, nous ne sommes, à mes yeux, qu’à mi-chemin.

Le quatrième pas décisif des dernières années, c’est que nous avons fait le choix fondamental, et je crois, unique, de penser, préparer et planifier les grands défis de l’Europe. On a beaucoup entendu critiquer, en particulier le Green Deal qui a été pris. Pardon de cet anglicisme dans ce lieu. Mais l’Europe est le seul espace politique au monde qui a planifié ses transitions. Et en prenant des directives sur le numérique, qui permettent de réguler à la fois le contenu et le marché, et en prenant un texte qui permet de poser les jalons de notre transition énergétique et en quelque sorte de construire la cohérence de notre politique en Européens par rapport à nos engagements internationaux, nous avons construit un choix en transparence.

Simplement, maintenant, il nous faut prévoir les flexibilités d’application dans chaque pays et surtout la politique d’investissement qui va avec. Mais nous avons posé une planification européenne de ces transitions, là où, partout dans le reste du monde, des grandes puissances ont pris des engagements, mais n’ont pas commencé à expliquer comment elles allaient les respecter. Ce sont là des socles qu’il faut voir comme des jalons maintenant stables. Et je reviendrai tout à l’heure sur la manière de les articuler pour qu’ils puissent être compatibles avec une politique de croissance, de plein emploi et de développement industriel.

Le cinquième pas décisif de cette dernière année, c’est que l’Europe a commencé à réaffirmer clairement l’existence de ses frontières. L’Europe est une idée généreuse, fondée sur la libre circulation des personnes et des biens. Parfois, elle avait oublié d’assumer et de protéger ses frontières extérieures, non les frontières comme forteresses étanches, mais comme limites entre un dedans et un dehors. Il n’y a pas de souveraineté s’il n’y a pas de frontière. Et nous avons, ce faisant, malgré les divisions qui avaient bloqué depuis près de dix ans nos avancées en la matière, conçu, en particulier durant la présidence française, un premier accord sur l’asile et les migrations qui vient d’être adopté, je remercie l’ensemble de ceux qui l’ont rendu possible. Cet accord, pour la première fois, permet d’améliorer la maîtrise de nos frontières, en instaurant des procédures obligatoires d’enregistrement et de filtrage systématiques à nos frontières extérieures, pour identifier ceux qui sont éligibles à une protection internationale et ceux qui devront retourner dans leur pays d’origine, et améliorer les coopérations au sein de notre Europe. C’est un acquis essentiel des dernières années.

La sixième avancée, c’est que nous avons commencé à repenser notre géographie dans les limites de notre voisinage. L’Europe se pense désormais comme un ensemble cohérent après l’agression russe, en affirmant que l’Ukraine et la Moldavie font partie de notre famille européenne et ont vocation à rejoindre l’Union, le moment venu, comme les Balkans occidentaux. Je l’ai dit l’an dernier à Bratislava, il nous revient d’assurer leur ancrage européen, de soutenir dès maintenant les réformes nécessaires pour préparer ce chemin qui n’existe que s’ils intègrent l’acquis communautaire, et de réformer en parallèle notre Union, qui ne peut s’élargir que si elle se réforme en profondeur et se simplifie.

Nous avons aussi pensé pour la première fois nos liens avec tous à l’échelle du continent, avec la Communauté politique européenne. Cette initiative que nous avons proposée en mai 2022 permet précisément d’aller au-delà du cadre à 27 et de penser notre Europe de nos amis britanniques à la Norvège jusqu’aux Balkans occidentaux, et à l’échelle du continent sur une maille qui est signifiante géographiquement, de commencer à bâtir des coopérations concrètes.

Depuis 2017, tout ça a été possible grâce à l’engagement et l’action de beaucoup qui sont aujourd’hui dans cette salle. Je veux saluer le travail des ministres successifs, des administrations, de l’ensemble des équipes qui ont en particulier permis le succès de cette présidence française du premier semestre 2022, mais remercier aussi l’ensemble des collègues européens qui ont porté cette ambition. Nos parlementaires européens qui l’ont votée et le travail ardent de la Commission durant ces dernières années. C’est un travail collectif que je viens ici de manière très synthétique de retracer, mais qui a fait que ce concept qui paraissait étrange de souveraineté s’est progressivement imposé et que oui, l’Europe a été au rendez-vous de ces défis durant ces sept dernières années. Nous l’avons fait aussi avec une méthode sans doute différente, qui n’a pas été qu’une méthode bruxelloise, si je puis utiliser cette formule.

J’ai souhaité me rendre dans toutes les capitales européennes durant mon premier mandat, toutes sans exception. Et nous avons aussi bâti des liens particuliers, resserré nos liens avec l’Allemagne par le traité d’Aix-la-Chapelle, avec l’Italie, par le traité du Quirinal, avec l’Espagne, par le traité de Barcelone et demain avec la Pologne, là aussi, par un nouveau traité. Déployer une politique entre égaux, réengager avec nos partenaires d’Europe centrale et orientale, permettre aussi d’engager un dialogue nouveau et des formats de Weimar à celui du MED9, essayer d’avoir cette géographie, si je puis dire, multiple, qui crée des sympathies, des affinités particulières au sein de cette Europe, mais de proche en proche lui permet d’avancer.

Oui, nous avons ces dernières années beaucoup fait. Alors, sans cette action, sans ces progrès de la souveraineté et de l’unité européennes, sans doute aurions-nous été dépassés par l’Histoire. Et d’ailleurs, si nous avions réagi comme nous l’avions fait au moment de la crise financière, la situation serait dramatique. La crise financière, nous l’avions abordée divisés et en étant peu souverains. C’est pour ça que nous avons mis, oserais-je dire, quatre à cinq ans, à la régler quand elle l’a été en moins d’un an aux États-Unis d’Amérique, d’où elle venait. Les crises que nous avons vécues, nous y avons réagi vite, de manière unie, ce qui nous permet aujourd’hui de nous tenir ensemble et d’être là.

Pour autant, est-ce suffisant ? Est-ce que je peux me présenter devant vous avec un discours de satisfecit en disant : « Voilà, nous avons tout bien fait, formidable, l’Europe est forte. Allons-y, on continue ». La lucidité et l’honnêteté commandent de reconnaître que la bataille n’est pas encore gagnée, loin de là, et qu’à l’horizon de la prochaine décennie, parce que c’est cet horizon-là qu’il nous faut saisir, le risque est immense d’être fragilisés, voire relégués. Parce que nous sommes dans un moment inédit de bouleversement du monde, d’accélération de grandes transformations.

Mon message d’aujourd’hui est simple. Paul VALERY disait, au sortir de la Première Guerre mondiale, que nous savions désormais que nos civilisations étaient mortelles. Nous devons être lucides sur le fait que notre Europe, aujourd’hui, est mortelle. Elle peut mourir. Elle peut mourir, et cela dépend uniquement de nos choix. Mais ces choix sont à faire maintenant.

Parce que c’est aujourd’hui que se joue la question de la paix et de la guerre sur notre continent et de notre capacité à assurer notre sécurité ou pas. Parce que les grandes transformations, celles de la transition digitale, celles de l’intelligence artificielle comme celles de l’environnement et de la décarbonation, se jouent maintenant, et la réallocation des facteurs de production se joue maintenant. Et la question de savoir si l’Europe sera une puissance d’innovation, de recherche et de production se joue maintenant ou pas. Parce que l’attaque contre les démocraties libérales, contre nos valeurs, contre - je le dis dans ce lieu de savoir – ce qui est le substrat même de la civilisation européenne, une certaine relation avec la liberté, la justice, le savoir, se joue maintenant ou pas.

Oui, nous sommes au moment de bascule, et notre Europe est mortelle. Simplement, cela dépend de nous. Et ceci se fait sur des constats très simples pour documenter la gravité de mon propos.

D’abord, nous ne sommes pas armés face au risque qui est le nôtre. Malgré tout ce que nous avons fait et que je viens de citer, nous avons devant nous un enjeu crucial de rythme et de modèle. Nous avons engagé un réveil. La France elle-même a doublé son budget de défense. Nous sommes en train de le faire avec cette deuxième loi de programmation militaire. Mais à l’échelle du continent, ce réveil est encore trop lent, trop faible face au réarmement généralisé du monde et à son accélération. La tension sino-américaine a conduit à une montée des dépenses d’armement, de l’innovation technologique, de l’accroissement des capacités militaires. Nous avons maintenant des puissances désinhibées régionales qui sont en train de montrer aussi leurs capacités. La Russie et l’Iran pour n’en citer que deux. L’Europe est dans une situation d’encerclement, poussée par nombre de ces puissances à ses frontières et parfois en son sein. Oui, nous sommes aujourd’hui encore trop lents, pas assez ambitieux face à la réalité de ce mouvement, et dans un contexte, il faut bien le regarder, quelles que soient les échéances à venir.

Les États-Unis d’Amérique ont deux priorités. Les États-Unis d’Amérique d’abord et c’est légitime, et la question chinoise ensuite. Et la question européenne n’est pas une priorité géopolitique pour les années et les décennies qui viennent, quelles que soient la force de notre alliance et la chance d’avoir aujourd’hui une administration très engagée sur le conflit ukrainien. Et donc oui, cette ère où l’Europe achetait son énergie et ses engrais à la Russie, faisait produire en Chine, déléguait sa sécurité aux États-Unis d’Amérique, est révolue.

Nous avons commencé des changements profonds. Mais nous ne sommes pas à l’échelle parce que les règles du jeu ont changé. Et parce que le fait même que la guerre soit revenue sur le sol européen, mais qu’elle soit menée par une puissance dotée de l’arme nucléaire, change tout. Parce que le fait même que l’Iran soit au seuil de se doter de l’arme nucléaire change tout. Premier changement des règles.

Le deuxième, c’est que sur le plan économique, notre modèle tel qu’il est conçu aujourd’hui n’est plus soutenable parce que nous voulons légitimement tout avoir, mais ça ne tient plus ensemble. Nous voulons évidemment le social et nous avons le modèle social et de solidarité le plus généreux du monde. C’est une force. Nous voulons le climat, avec l’énergie décarbonée, je le disais, mais nous sommes le seul espace géographique qui a pris les règles pour y arriver. Les autres ne vont pas au même rythme.

Nous voulons un commerce qui nous profite, mais avec plusieurs autres qui commencent à changer les règles du jeu, qui sur-subventionnent, de la Chine aux États-Unis d’Amérique. On ne peut pas durablement avoir les normes environnementales et sociales les plus exigeantes, moins investir que nos compétiteurs, avoir une politique commerciale plus naïve qu’eux et penser qu’on continuera à créer des emplois. Ça ne tient plus.

Donc, le risque, c’est que l’Europe connaisse le décrochage. Cela, nous commençons déjà à le voir, malgré tous nos efforts. Le produit intérieur brut par habitant a augmenté aux États-Unis de près de 60 % entre 93 et 2022. Celui de l’Europe a progressé de moins de 30 %. Ceci avant même que les États-Unis d’Amérique ne décident l’Inflation Reduction Act, donc d’une politique massive d’attraction de nos industries et de subventions de toutes les industries et de technologies vertes. Nous avons donc aujourd’hui un défi, c’est d’aller beaucoup plus vite et de revoir notre modèle de croissance. Parce que là aussi, les règles du jeu ont changé et elles ont changé de manière simple. Les deux premières puissances internationales ont décidé de ne plus respecter les règles du commerce. Je le dis dans des termes très simples, mais c’est ça la réalité depuis l’Inflation Reduction Act. Là où depuis vingt ans, on disait tous collectivement : on intègre la Chine dans l’OMC et puis, notre objectif, c’est que, au fond, la deuxième puissance commerciale et économique suive nos règles. C’est comme si la première économie du monde avait soudain décidé qu’elle allait faire comme elle. C’est ce qui s’est passé. Et donc, nous ne pouvons plus tenir nos objectifs. Le risque, c’est évidemment notre appauvrissement. L’appauvrissement est dramatique pour un continent comme le nôtre qui, en plus, a le modèle social le plus exigeant et qui ponctionne le plus sur la richesse qu’il produit.

Puis le troisième constat qui fonce l’importance du moment que nous vivons, c’est la bataille culturelle, celle des imaginaires, des récits, des valeurs, qui est de plus en plus délicate. Nous avons longtemps pensé notre modèle irrésistible, la démocratie qui se diffuse, les droits de l’homme qui progressent, le soft power européen qui triomphe. Alors, la démocratie continue d’être attractive pour beaucoup dans le monde. Mais regardons les choses lucidement. Notre démocratie libérale est de plus en plus critiquée, avec des faux arguments, avec une forme d’inversion des valeurs, parce qu’on laisse faire, parce que nous sommes vulnérables. Mais partout sur notre Europe, dans notre Europe, nos valeurs, notre culture sont menacées, menacées parce qu’on vient en contester les fondamentaux en pensant qu’en quelque sorte des approches autoritaires seraient plus efficaces ou attractives, menacées aussi parce que nos rêves, nos récits sont de moins en moins européens. Partout les contenus auxquels sont exposés nos enfants, nos adolescents sont de plus en plus américains ou asiatiques, appartenant au surgissement numérique qui occupent nos vies et sur lesquels je reviendrai tout à l’heure.

Donc, oui, notre Europe, est en train d’être de plus en plus contestée dans sa capacité à être attractive pour son modèle politique, avec, à mes yeux beaucoup de mauvaises raisons et de faux arguments. Elle est surtout beaucoup moins puissante dans sa capacité à produire des grands récits. Il y a des grands récits qui font rêver la planète et elle consomme de plus en plus des récits produits ailleurs. Ce qui ne nous permet pas de construire l’avenir. Et ce sont ces trois constats, ce constat géopolitique et de sécurité, ce constat économique, ce constat culturel et intellectuel, qui nous conduisent à dire aujourd’hui qu’au fond, la question de notre souveraineté, dans son contenu même, est aujourd’hui encore plus importante qu’hier.

Mais qu’est-ce que c’est être souverain dans cette bascule du monde ? Qu’est-ce que c’est souverain quand je vous dis : l’Europe peut mourir ? C’est que nous devons répondre à ces trois défis du temps, à cette accélération de l’histoire, à sa dramatisation.

Donc la solution est dans notre capacité – parce que les règles du jeu ont changé sur chacun de ces points – de prendre des décisions stratégiques massives, d’assumer des changements de paradigme et au fond d’y répondre par la puissance, par la prospérité et par l’humanisme. Et c’est sur ces trois points aujourd’hui que je voudrais revenir. Je pense que c’est par la puissance, la prospérité et l’humanisme qu’on donne un contenu en quelque sorte à cette souveraineté européenne et qu’on permettra à l’Europe d’être un continent qui ne disparaît pas, un projet politique qui se tient dans ce monde et à cette époque où il est menacé plus que jamais.

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L’Europe puissance, c’est simple, c’est une Europe qui se fait respecter et qui assure sa sécurité. C’est une Europe qui assume d’avoir des frontières et qui les protège. C’est une Europe qui voit les risques auxquels elle est exposée et qui s’y prépare. Pour ça, il nous faut, en quelque sorte, sortir d’une forme d’état de minorité stratégique. Pourquoi ? Parce qu’implicitement, nous nous étions, en quelque sorte, conçus comme cela. Beaucoup de pays européens avaient accepté, dès la fin de la Deuxième Guerre mondiale, on l’avait souvent imposé, de déléguer leur sécurité à d’autres parce que nous ne voulions pas les voir se réarmer trop vite. Et, comme je le disais tout à l’heure, tout ce qui est stratégique dans notre monde, nous l’avions un peu délégué : notre énergie à la Russie, notre sécurité pour plusieurs de nos partenaires : pas la France, mais plusieurs aux États-Unis, et des perspectives aussi critiques à la Chine. Nous devons les reprendre. C’est ça, l’autonomie stratégique.

Et d’abord, en changeant d’échelle sur la défense. Le principal danger pour la sécurité européenne est évidemment aujourd’hui la guerre en Ukraine. La condition sine qua non de notre sécurité, c’est que la Russie ne gagne pas la guerre d’agression qu’elle mène contre l’Ukraine. C’est indispensable. C’est pourquoi nous avons eu raison, dès le début, de sanctionner la Russie, d’aider les Ukrainiens et de continuer à le faire, d’avoir la chance d’avoir les Américains à nos côtés pour cela, et sans cesse de relever notre aide et d’accompagner.

Simplement, j’assume totalement le choix en la matière, le 26 février dernier à Paris, d’avoir réintroduit une ambiguïté stratégique. Pourquoi ? Nous sommes face à une puissance qui est désinhibée, qui a attaqué un pays d’Europe, mais qui n’est plus dans une opération spéciale et qui ne veut plus nous dire quelle est sa limite. Pourquoi chaque matin devrions-nous dire, nous, quelles sont toutes nos limites stratégiquement ? Si nous disons que l’Ukraine est la condition de notre sécurité, que se joue en Ukraine, davantage que la souveraineté et l’intégrité territoriale de ce pays déjà clé, mais la sécurité des Européens. Avons-nous des limites ? Non. Et donc, nous devons être crédibles, dissuader, être présents et continuer l’effort. Mais cette guerre, engageant une puissance dotée de l’arme nucléaire et qui utilise celle-ci dans sa rhétorique, n’est sans doute que le premier visage des tensions géopolitiques avec lesquelles l’Europe doit apprendre à vivre. C’est pourquoi nous sommes en train de vivre un changement très profond en termes de sécurité. Les événements les plus récents ont démontré l’importance des défenses anti-missiles, des capacités de frappe dans la profondeur, qui sont indispensables au signalement stratégique et à la gestion de l’escalade face à des adversaires désinhibés.

C’est pourquoi ce qu’il nous faut faire émerger, et c’est cela le paradigme nouveau en matière de défense, c’est une défense crédible du continent européen. Alors évidemment, le pilier européen au sein de l’OTAN que nous sommes en train de bâtir, dont nous avons convaincu tous nos partenaires du bien-fondé ces dernières années, est essentiel. Mais il nous faut donner un contenu à ce qu’est cette défense crédible de l’Europe, qui est la condition même pour rebâtir un cadre de sécurité commun. L’Europe doit savoir défendre ce qui lui est cher, avec ses alliés, à chaque fois qu’ils sont prêts à le faire à nos côtés, et seule si c’est nécessaire. Est-ce que pour ça, il nous faut un bouclier antimissile ? Peut-être. Est-ce en augmentant nos capacités de défense, et lesquelles ? Sans doute. Est-ce suffisant face aux missiles russes ? Il nous faut travailler sur ce point. Mais quand nous avons un voisin devenu agressif, qui n’explique plus ses limites, mais qui dispose de capacités balistiques, sur lesquelles il a beaucoup innové ces dernières années, dont les portées et la technologie s’est transformée, qui dispose de l’arme nucléaire et en a monté les capacités, on voit bien qu’il nous faut bâtir ce concept stratégique d’une défense européenne crédible pour nous-mêmes.

C’est pourquoi, dans les prochains mois, j’inviterai tous mes partenaires à bâtir cette initiative européenne de défense, qui doit d’abord être un concept stratégique dont nous déduirons ensuite des capacités pertinentes : anti-missiles, tirs dans la profondeur, comme toutes les capacités utiles. La France y jouera tout son rôle. Nous qui avons un modèle d’armée complète, dont l’objectif est d’être l’armée la plus efficace du continent, et qui sommes aussi dotés de l’arme nucléaire, et donc, de la capacité de dissuasion qui va avec. La dissuasion nucléaire est en effet au cœur de la stratégie de défense française. Elle est donc par essence un élément incontournable de la défense du continent européen. C’est grâce à cette défense crédible que nous pourrons bâtir les garanties de sécurité qu’attendent tous nos partenaires, partout en Europe, et qui aura vocation aussi à construire le cadre de sécurité commun, garantie de sécurité pour chacun. Et c’est ce cadre de sécurité qui nous permettra, le jour d’après aussi, de construire les relations de voisinage avec la Russie.

Au-delà de cela et de ce changement de paradigme essentiel profond pour notre Europe, il s’agit de créer entre les armées européennes une véritable intimité stratégique. Cela passe par le lancement d’une deuxième étape de l’Initiative européenne d’intervention. Celle-ci, je l’avais proposée en 2017. Elle a été un véritable succès. 13 États membres l’ont rejoint. Nous avons pu bâtir des coopérations pragmatiques, opérationnelles. Nous l’avons fait au Sahel avec la Task force Takuba. C’est ce qui a aussi été le cadre qui nous a permis de construire une opération européenne, Aspides, en mer Rouge, inédite. Cette capacité à conduire des coalitions ensemble nécessite en effet une culture commune. Ce qui passe par l’élaboration de stratégies européennes de sécurité et de défense régionales en Méditerranée, en Afrique, en Indopacifique, en Arctique, pour unifier nos visions et mieux répartir nos forces entre Européens, mais aussi par la création d’une Académie militaire européenne, pour former les futurs cadres militaires et civils européens aux enjeux de sécurité et de défense.

Il nous faut aussi nous presser dans la mise en œuvre de la Boussole stratégique, que nous avons conclue sous la présidence française du Conseil de l’Union européenne, et tout particulièrement mettre en place une force de réaction rapide pour pouvoir déployer rapidement jusqu’à 5 000 militaires dans des environnements hostiles d’ici à 2025, en particulier, pour venir en aide à nos ressortissants. Nous devons également, pour ce faire, investir les nouveaux espaces de conflictualité. Là où nous le voyons, dans la guerre hybride que nous mène la Russie, se joue déjà une part de la guerre d’aujourd’hui, là où se protègent nos infrastructures, qu’il s’agisse des transports, des hôpitaux, des réseaux électriques ou des télécommunications. Aussi, je souhaite que nous développions une capacité européenne de cybersécurité et de cyberdéfense. Et alors même que nous sommes tous en train de commencer à bâtir ces capacités pour nos propres armées, c’est une occasion inédite de tout de suite bâtir des coopérations européennes et d’agir en Européens face à ces risques.

Vous le voyez, prendre nos responsabilités, c’est décider pour nous-mêmes et piloter notre action européenne en matière de défense. Bâtir un nouveau paradigme, plus d’intimité et des initiatives concrètes ensemble.

Alors, pour cela, nous avons déjà des cadres, des partenariats inédits. Les Britanniques sont des alliés naturels, profonds et les traités qui nous lient, dont celui de Lancaster House, jettent des bases solides. Il faut les poursuivre. Les renforcer. Car le Brexit n’a pas affecté cette relation. Peut-être même faut-il les élargir à d’autres partenaires ? La Communauté politique européenne est à coup sûr le bon lieu pour bâtir ce nouveau paradigme de sécurité, cette intimité supplémentaire et construire ce cadre commun de sécurité et de défense.

Enfin, évidemment, il n’y a pas de défense sans industrie de défense. En la matière, il s’agit de transformer l’urgence du soutien à l’Ukraine en effort de longue durée. C’est ce qu’on appelle l’économie de guerre que nous poussons tant avec le Ministre. Le chemin est long, car nous avons, il faut être lucide, des décennies de sous-investissement dans nos propres productions. Au fond, les dividendes de la paix ont fait que les Européens ont insuffisamment produit, investi, ce qui a aussi créé une très forte dépendance à l’égard de l’industrie non-européenne. Alors, face à cela, on doit produire plus vite, on doit produire davantage et on doit produire plus en Européens, c’est fondamental. C’est pourquoi j’assume le fait qu’il nous faut une préférence européenne dans l’achat de matériel militaire.

Regardez la Facilité européenne de Paix que nous avons bâtie pour les débuts de la guerre, les trois-quart ont été utilisés pour acheter du matériel non-européen. Alors, il y avait un critère d’urgence. On ne savait pas tout produire en Européens. Mais il y avait aussi des réflexes solidement établis. C’est toujours mieux d’acheter, souvent américain, parfois coréen, mais comment voulons-nous construire notre souveraineté, notre autonomie à terme, si nous n’assumons pas aussi de développer une industrie de défense européenne ?

Donc, oui, il nous faut pour cela réussir à bâtir une préférence européenne, réussir à bâtir des programmes industriels européens, assumer un soutien accru de la Banque européenne d’investissement et assumer des financements supplémentaires, y compris les plus innovants, comme l’idée d’un emprunt européen qui a été proposée par la Première ministre Kaja KALLAS.

L’objectif d’une stratégie européenne industrielle de défense, c’est bien de produire plus vite, davantage, en Européens. Alors, pour nous qui avons une industrie de défense forte, c’est une occasion extraordinaire, parce que nous pouvons aussi, si nous savons nous organiser, pousser nos standards. Ce que nous avons fait d’ailleurs ces dernières années avec le RAFALE. Et de la Croatie à la Grèce, qui pensait, il y a sept ans, que le RAFALE deviendrait une des solutions de la défense aérienne européenne ? C’est en train de le devenir. Mais c’est ce qui va aussi nous pousser à développer en Européens des standards communs, car l’un des problèmes que nous avons en Européens, c’est que nous restons trop divisés en matière d’industrie de défense. Notre fragmentation est une faiblesse. Nous l’avons vécue de manière cruelle et concrète, pendant cette guerre, où parfois nous nous découvrions nous-mêmes, entre Européens, que nos canons n’étaient pas du même calibre, que nos missiles ne correspondaient pas de l’un à l’autre et que ça réduisait de fait notre capacité à agir ensemble sur un même théâtre d’opération. Donc, oui, cet effort va aussi passer par de la standardisation, le fait de construire des grands champions, et donc de la consolidation européenne, est l’organisation d’une vraie politique industrielle de défense. C’est une nécessité, il faut l’assumer.

Vous l’avez compris, il nous faut passer, pas simplement une nouvelle étape, mais bâtir véritablement un nouveau paradigme en matière de défense, du concept stratégique à la plus grande intimité, au nouveau cadre commun, jusqu’aux capacités nouvelles. Mais cette Europe puissance de défense s’appuie évidemment sur une diplomatie qui va avec.

La diplomatie, chaque Etat membre la porte, elle relève de nous. Mais nous pouvons la démultiplier et l’asseoir sur une plus grande cohérence européenne. C’est pourquoi je crois qu’il nous faut poursuivre, dans les années qui viennent, en complément de cette approche et de ce réveil de sécurité et de défense. Il nous faut continuer d’avoir des partenariats avec les pays tiers, c’est-à-dire bâtir une Europe en capacité de montrer qu’elle n’est jamais le vassal des États-Unis d’Amérique et qu’elle sait aussi parler à toutes les régions du monde, aux émergents, à l’Afrique, à l’Amérique latine. Pas simplement par des accords commerciaux, mais avec des vraies stratégies de partenariat équilibré et réciproque.

C’est ce que nous avons voulu bâtir lors du Sommet Union européenne-Afrique du premier semestre 2022, jusqu’à la stratégie indopacifique européenne. Montrer que nous sommes une puissance d’équilibres qui parle au reste du monde et qui refuse en quelque sorte la confrontation bipolaire dans laquelle trop de continents sont en train de s’installer. Avoir une stratégie arctique, avoir une stratégie indopacifique, avoir une stratégie latino-américaine et avec le continent africain, c’est montrer que l’Europe n’est pas simplement un bout d’Occident, mais bien un continent-monde qui pense son universalité et les grands équilibres de la planète, qui refuse la confrontation entre plaques et veut bâtir ces partenariats équilibrés.

C’est absolument essentiel et il nous faut poursuivre ce chemin qui nous permet, sur les sujets d’éducation, de santé, de climat, de lutte contre la pauvreté, d’avoir une voix singulière, comme nous l’avons fait avec le Pacte pour les peuples et la planète. Et de montrer qu’il n’y a jamais chez nous de doubles standards et que nous avons bien, là aussi, notre autonomie.

L’Europe puissance, c’est aussi une Europe qui maîtrise ses frontières. Je le disais, en parlant de l’adoption du Pacte asile et migrations, qui a été une avancée majeure. Mais je le redis dans un moment où, nous le savons tous, cette question des frontières, de l’immigration bouscule toute nos sociétés, notre pays, de manière légitime. C’est encore plus important pour la France parce que la France est un pays, pardon d’utiliser ce terme qui peut paraître technique, mais de mouvements secondaires, comme on dit. C’est-à-dire que l’immigration n’arrive pas en France directement, elle rentre sur le continent européen et en particulier dans l’espace Schengen, par d’autres frontières.

Et donc, la France, parfois plus que d’autres, a besoin d’une politique européenne efficace et d’une bonne coopération parce que l’immigration commence aux frontières européennes et pas simplement aux frontières françaises. Nous sommes un pays où arrivent des femmes et des hommes qui fuient la misère qui, parfois, sont, aussi, les victimes de réseaux de trafiquants, qui, parfois, recherchent l’asile légitime quand ils sont des combattants de la liberté, mais qui arrivent toujours, qui par l’Espagne, qui par l’Italie, qui par les Balkans, la Grèce, sur le sol européen, puis cheminent jusqu’à notre pays. Et donc, oui, chez nous, plus qu’ailleurs sans doute, il nous faut une coopération européenne plus forte. C’est pourquoi, après ce Pacte asile-migration, maintenant, il va falloir le mettre en œuvre, parce qu’il nous offre des instruments inédits que nous n’avions pas. L’enregistrement, le suivi et des conditions de retour vers le pays de première entrée plus efficaces. C’est déjà une avancée inédite. Mais nous devons agir avec plus de fermeté en matière de retours et de réadmissions pour toutes les femmes et les hommes qui arrivent sur notre sol et qui n’ont pas vocation à rester, qui ne sont pas éligibles à l’asile. Ceci impose une vraie politique européenne et une vraie coordination. Ça passera par davantage de coopération avec les pays d’origine et de transit, des conditionnalités plus franches et une lutte sans relâche contre le modèle économique des passeurs et des trafiquants d’êtres humains.

C’est à 27, et en particulier, au sein de Schengen, que nous devons mener ces coopérations et bâtir ces politiques. Je ne veux pas d’une politique de naïveté et nous ne pouvons pas nous contenter de regarder l’inefficacité aujourd’hui de nos politiques de retour parce qu’elles sont trop divisées. Mais je ne crois pas non plus au modèle qu’on nous propose aujourd’hui qui consisterait à trouver des pays tiers sur le continent africain ou ailleurs, où il s’agirait d’aller raccompagner des gens venus illégalement sur notre sol qui ne viennent pas de ces mêmes pays. Nous sommes en train de créer une géopolitique du cynisme qui trahit nos valeurs et qui construira de nouvelles dépendances, et qui s’avérera totalement inefficace. La clé, c’est simplement de conditionner nos visas, nos préférences commerciales avec les pays d’origine et de transit, et de responsabiliser ces pays sur la politique migratoire. Si nous le faisons ensemble, ce sera une approche efficace. Simplement, aujourd’hui, nous sommes trop divisés. Le retour des migrants irréguliers dans le pays d’origine doit être un des axes clés sur notre politique de visas et nos préférences commerciales en matière de conditionnalité. Nous devons aussi nouer de nouveaux partenariats opérationnels pour lutter contre le trafic de migrants, la traite des êtres humains, pour mobiliser aussi FRONTEX, qui atteindra bientôt 10 000 garde-frontières et garde-côtes, afin de soutenir les retours et aller plus dans la montée en charge de cette structure. Nous y croyons. Je l’ai toujours défendu. Je continue d’y croire, même si parfois ceux qui l’ont servi se mettent à en douter.

Pour protéger ses citoyens, vous le voyez bien, l’Europe doit aussi lutter contre les menaces et les réseaux qui ignorent les frontières et les États. Et c’est là aussi un sujet de cohérence européenne, au-delà de l’immigration. Le terrorisme, la criminalité organisée, le trafic de drogue, la haine et la criminalité en ligne sont des sujets sur lesquels nous devons renforcer l’action européenne. C’est pourquoi, d’abord, je veux que le Conseil Schengen devienne un véritable Conseil de sécurité intérieure de l’Union. Nos frontières sont un bien commun. Pour l’euro, bien commun que nous avons créé, nous avons su bâtir une forme politique qui s’est décidée de manière intergouvernementale, crédible : le Conseil ECOFIN. Nos frontières sont un bien commun. Nous devons bâtir une structure politique qui permet de décider entre tous les pays qui la partagent et de prendre — sur les sujets d’immigration, de lutte contre la criminalité organisée, de terrorisme, de lutte contre le trafic de drogue ou de la cybercriminalité — des décisions ensemble. Changeons la gouvernance pour la rendre beaucoup plus efficace. Nous devons aussi, dans le cadre du Système d’information Schengen, aller beaucoup plus loin dans le partage d’informations, pour prévenir le départ des combattants terroristes, les retours des zones de conflits, prévenir la radicalisation, avoir aussi une vraie politique de retrait des contenus terroristes, mais surtout de retrait des contenus haineux, racistes et antisémites. Et c’est en Européens que nous pourrons l’obtenir des plateformes qui, aujourd’hui, ne tiennent pas leurs engagements sur ce sujet, ni en termes de modération, ni en termes de retenue. Et c’est en Européens, dans le cadre d’un tel Conseil, que nous pouvons avoir une politique efficace contre la criminalité organisée et la drogue. Fléau véritable qui touche aujourd’hui, en particulier, les pays les plus exposés parce qu’ils ont des grands ports et des points d’entrée, ou parfois aussi parce qu’ils pensaient, pour certains, que les politiques les plus libérales étaient celles qui préviendraient la criminalisation, ce qui est tout le contraire. Nous avons besoin d’avoir une approche européenne, là aussi, sur ce sujet.

Vous l’avez compris, cette Europe de la puissance, c’est celle tout à la fois de la défense et de la protection de nos frontières, et c’est un changement de paradigme profond sur le fait que, nous, Européens, si nous voulons résister à ce changement de règle, à cette escalade de la violence, à cette désinhibition des capacités sur notre continent et au-delà, nous devons nous adapter en termes de concepts stratégiques, de moyens, et nous devons retrouver la maîtrise de nos frontières pleinement, entièrement et l’assumer.

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Le deuxième élément clé de la réponse, c’est la prospérité. Oui, si nous voulons être souverains au moment de ces transformations profondes que j’évoquais, nous avons besoin de bâtir un nouveau modèle de croissance et de production. C’est indispensable, parce qu’il n’y a pas de puissance sans assise économique solide. Sinon, on décrète la puissance, mais très rapidement, elle est financée par d’autres. Il n’y a pas non plus de transition écologique sans modèle économique solide. Et il n’y a pas de modèle social, qui est une force des Européens, si on ne produit pas l’argent qu’on veut ensuite redistribuer. Et l’Europe a longtemps été le principal atout de notre croissance, dans un modèle ordolibéral de concurrence et de libre-échange, et à une époque où, au fond, les règles étaient très différentes, les matières premières ne semblaient pas limitées, il n’y avait pas de géopolitique de la matière première, le changement climatique était ignoré, le commerce était libre et tout le monde en respectait les règles. C’était ça, le monde dans lequel on vivait jusqu’à récemment. En quelques années, tout a changé, tout. Les matières premières sont limitées, matériaux critiques et énergie. Et pour ce qui est des énergies fossiles, nous ne les produisons pas sur notre sol, nous sommes dépendants, contrairement aux États-Unis d’Amérique ou beaucoup d’autres. Pour les matériaux critiques, nous en avons besoin, et la Chine a commencé à faire son commerce et à en sécuriser beaucoup de capacités. Et pour le commerce, comme je le disais, les règles sont en train de changer, de fait. Retour à l’état de nature.

Pourtant, on a des objectifs clairs : on veut produire plus de richesses pour améliorer notre niveau de vie et créer des emplois pour tous ; on veut garantir le pouvoir d’achat des Européens - c’est la préoccupation de tous nos compatriotes ; c’est très concret ; c’est l’objectif de notre politique européenne - on veut décarboner nos économies et répondre aux défis de la biodiversité et du climat ; on veut assurer notre souveraineté et donc maîtriser nos chaînes de production stratégiques ; et on veut conserver une économie ouverte pour rester une grande puissance commerciale que nous sommes.

Nos objectifs sont clairs, mais nous n’y sommes pas et nous ne pouvons pas les tenir avec nos règles actuelles. Nous n’y sommes pas. Nous n’y sommes pas parce que nous sommes décalés par rapport à la recomposition du monde. Nous n’y sommes pas parce que nous réglementons trop, nous investissons trop peu et nous sommes trop ouverts et ne défendons pas assez nos intérêts. C’est ça la réalité.

Donc il faut, là aussi, bâtir un nouveau paradigme de croissance et de prospérité si nous voulons tenir les cinq objectifs que je viens de rappeler. Parce que si nous le faisons avec les règles de politique de concurrence, de politique commerciale, de politique monétaire et budgétaire qui sont les nôtres aujourd’hui, nous n’y arriverons pas. Et ça se fera avec un ajustement simple, c’est que nous perdrons la production.

Et pourquoi, là aussi, j’ai le sentiment d’urgence ? D’abord, parce que je vois ce décalage des 30 dernières années entre l’Europe et les États-Unis, mais parce que la réallocation des facteurs de production se joue maintenant. Parce que la question de savoir où seront les technologies vertes, la question de savoir où seront les capacités d’intelligence artificielle et des calculs, elles se jouent dans les cinq, dix ans qui viennent, sans doute peut-être plus encore dans les cinq que les dix ans qui viennent. Et donc, c’est maintenant qu’on doit être au rendez-vous de l’Histoire. Et donc, c’est maintenant qu’il nous faut stopper la surrèglementation, accroître l’investissement, changer nos règles et mieux protéger nos intérêts. Voilà l’objectif. Voilà le nouveau modèle.

Et au fond, c’est ce pacte de prospérité qu’il nous faut bâtir et il repose autour de quelques éléments très simples.

D’abord, il faut produire plus et vert, et la production décarbonée, c’est une opportunité de réindustrialisation et de maintien de nos industries en Europe. On l’a d’ailleurs vu ces dernières années : de l’hydrogène aux semi-conducteurs, aux batteries électriques, la France a recréé de la capacité industrielle par la transition. Et donc, il faut cesser d’opposer la décarbonation et la croissance. Si nous savons le faire et qu’elle passe par des nouveaux secteurs de l’investissement, ça fonctionne et c’est ça le modèle que nous prônons. Nous sommes en passe de devenir des champions des batteries. L’objectif de 100 % des besoins de batteries en 2030 couverts par des batteries européennes, nous l’atteindrons. Et nous rattraperons aussi notre retard dans les semi-conducteurs, avec l’objectif de doublement de la part de marché de l’Europe d’ici 2030. Et comme je le disais, les résultats en termes d’emplois, de Dunkerque à Fos, en termes de formation, de territoires attractifs, innovants, de réduction de nos dépendances sont là. Et donc, la réindustrialisation verte, c’est l’Europe qui la permet et qui l’accompagne et c’est ce qui nous permettra de ré-avoir des capacités, d’être aussi le premier continent zéro pollution plastique, d’être un continent au cœur de la décarbonation et de l’électrification.

La deuxième condition, c’est la simplification. Depuis que Jacques DELORS a fait le marché intérieur - il y a 30 ans - nous l’approfondissons, nous l’augmentons par toujours plus d’intégration. Et c’est une action de bon sens et le marché unique est une action de simplification ; c’est de passer de 27 systèmes de règles à 1. Enrico LETTA, dans son rapport, vient de nous proposer de continuer cette modernisation et ce travail au service de nos compatriotes et de nos entreprises. Je suis favorable à ce que, en effet, nous poursuivions le marché unique sur des secteurs qui avaient été jusque-là ignorés par celui-ci : l’énergie, les télécommunications, les services financiers. C’est indispensable parce que c’est ce qui nous permet de réduire la fragmentation de nos règles sur ces grands secteurs, et donc, de réussir à dégager plus d’innovation, de réduire les coûts de transaction, d’avoir plus de capacité, en effet, d’innovation, d’investissement et de mieux servir nos intérêts.

Il nous faut aussi assumer l’évolution de notre politique de concurrence pour faire émerger les champions européens et assumer de soutenir massivement les entreprises dans nos secteurs stratégiques avec des nouveaux investissements à 27 - j’y reviendrai dans un instant. Mais la simplification, c’est donc plus de marché unique, c’est lever les règles qui sont autant de frontières entre les 27 pour permettre d’avoir, pour nos start-ups, tout de suite, un marché domestique qui est le marché européen, parce que sinon, c’est un vrai désavantage compétitif par rapport à une start-up chinoise ou américaine. Nous avons cette force, c’est notre marché intérieur, c’est 450 millions de consommateurs. Le marché unique, c’est un choix de simplification.

Mais il nous faut en quelque sorte mettre aussi fin à l’Europe compliquée, il faut bien le dire. Nous avons bâti des réglementations utiles qui donnaient des jalons, des repères, des caps. Mais nous avons aussi parfois été beaucoup trop dans le détail, empêchant aussi les acteurs économiques de se projeter dans le temps long et créant des désavantages compétitifs pour nos acteurs par rapport à leurs compétiteurs internationaux. Nous devons avoir le courage de l’allègement, en premier lieu par une revue des seuils et des obligations pesant sur les TPE, PME. Nous devons mieux associer nos entreprises, nos citoyens, nos territoires en amont, prendre en compte leurs contraintes dès l’étape d’élaboration de la norme, mais aussi dans leur mise en œuvre. Nous devrons revenir au principe de proportionnalité, c’est-à-dire plus d’ambition sur les grands enjeux, plus d’accompagnement, plus de confiance et moins de texte et aux principes de subsidiarité - ce qui permet d’avoir des ambitions, des règles européennes pour ce qui en relève, mais de laisser de la flexibilité nationale dans la mise en œuvre. Et c’est pourquoi aussi les prochaines années, la prochaine mandature devra passer par plusieurs vagues de simplification de nos réglementations, sans rien enlever de nos ambitions et de nos jalons sur les grands points que nous avons décidés, mais en simplifiant la mise en œuvre et en permettant de mieux accompagner nos acteurs économiques.

La troisième condition de ce pacte de prospérité, c’est d’accélérer sur la politique industrielle. C’était un gros mot, il y a encore sept ans, je vous le rappelle.

Sur la politique industrielle, on disait, ce n’est vraiment pas l’objectif de l’Europe. Et au moment où beaucoup sont en train de revenir sur un concept - d’ailleurs intéressant - qui est le droit de rester, c’est la politique industrielle qui y répond. C’est la possibilité de produire partout sur le sol européen, là où en quelque sorte, notre Europe qui, par trop reposer sur un modèle de compétitivité, y compris intra-européenne et de modèle de concurrence, a créé ses propres déséquilibres que la politique de cohésion n’avait pas suffisamment compensé et qui d’ailleurs a ensuite créé les déséquilibres démographiques que connaissent nombre de nos partenaires.

Je crois très profondément que la politique industrielle est un jalon clé de notre prospérité par rapport à l’extérieur, mais aussi d’un bon aménagement du territoire européen. Le made in Europe est un sujet de grande convergence franco-allemande. Le Chancelier SCHOLZ l’a appelé de ses vœux lors de son discours de Prague en août 2022. C’est au cœur de notre stratégie depuis 7 ans et c’est au cœur de cette stratégie de Versailles que nous avons bâtie, en Européens. Cette politique industrielle, comme nous l’avons fait ces dernières années en innovant, du Chips Act, en passant par tout ce qui a été fait sur les clean tech ou d’autres, doit avoir des objectifs de production sur le sol européen, des actions de formation, des investissements communs, et consolider ce que nous avons déjà fait sur les secteurs stratégiques : matières premières stratégiques, semi-conducteurs, numériques, santé où la politique européenne, là aussi, est une réponse aux besoins de nos compatriotes, parce que c’est cette politique qui, seule, va nous permettre de répondre aux pénuries de médicaments que nous vivons ou au sujet d’accès aux patients.

Donc, vous le voyez, oui, nous devons continuer à consolider cette stratégie industrielle sur ces secteurs. La méthode fonctionne, nous devons l’étendre au secteur stratégique de demain, sans attendre que des dépendances se créent. Décidons maintenant de faire de l’Europe un leader mondial, d’ici 2030, dans 5 secteurs parmi les plus émergents et les plus stratégiques. L’intelligence artificielle, en investissant massivement sur les talents, mais aussi les capacités de calcul. On a 3 % des capacités de calcul mondial. Imaginez, nous Européens, 3 %. Donc, c’est un objectif de rattrapage, mais il nous faut, d’ici 2030-2035, passer à au moins 20 % si nous voulons être des acteurs crédibles. L’informatique quantique, l’espace où il nous faut consolider Ariane 6, et je le dis au moment où on entend tant et tant de choses. Ariane 6, c’est la condition d’un accès européen à l’espace. C’est une nécessité absolue. Mais il nous faut, au-delà du NewSpace, aux missions spatiales embarquées, avoir une Europe de l’ambition spatiale. Les biotechnologies, évidemment, et les nouvelles énergies : hydrogène, réacteur modulaire et fusion nucléaire.

L’Union européenne doit se doter de stratégies de financement dédiées sur au moins ces 5 secteurs stratégiques. Pour cela, on doit avoir les bons instruments. Donc, il faut définir, il faut investir sur ces secteurs, agir ensemble, mais il faut, je le disais, qu’on ait les bons instruments. Alors, on a commencé à avoir des instruments pertinents. Ce sont nos fameux projets importants d’intérêt européen commun, les PIIEC, nos industriels les connaissent bien. Et ils ont été très structurants quand on a décidé, dès 2018, avec l’Allemagne, d’avancer. Simplement, là aussi, on doit se resynchroniser. Post Inflation Reduction Act et surinvestissements chinois, ça ne marche plus, parce que c’est trop lent, trop incertain. Donc, on doit inventer, en quelque sorte, les nouveaux PIIEC. C’est-à-dire qu’on doit donner de la visibilité à nos industriels, réduire les délais au moins en les divisant par deux, mais avoir des mécanismes aussi simples que les mécanismes de crédit d’impôt, en donnant de la visibilité sur 5 à 10 ans aux industriels, en répondant dans des délais très rapides, 3 à 6 mois, et en réussissant sur les secteurs clés à accompagner.

Mais on le voit bien, dans les secteurs comme les médicaments critiques ou la chimie, on perd aujourd’hui des capacités parce que nos instruments ne sont pas assez rapides et efficaces, visibles. Mais nous devons aussi assumer des règles différentes pour la politique industrielle et la politique de concurrence. Nous devons insérer dans nos traités la préférence européenne dans les secteurs stratégiques, la défense et le spatial. Parce que de fait, nos compétiteurs l’ont. Ils l’ont. S’il n’y a pas une préférence européenne sur le spatial, il n’y aura plus de spatial. Idem sur le nucléaire. Qui a vu le département de la défense américaine ou de l’énergie américaine financer un acteur émergent européen ? J’ai vu beaucoup de start-ups américaines qu’on dit être uniquement le fruit de génies spontanés d’entrepreneurs, être massivement subventionnées par une politique institutionnelle américaine. Faisons la même chose. Nous sommes en compétition. Préférence européenne dans les secteurs stratégiques, défense et espace et dérogation à la libre concurrence pour soutenir les secteurs clés en transition, sur l’intelligence artificielle, sur les technologies vertes. C’est indispensable. C’est la seule chose qui me permettra de répondre à la sur-subvention chinoise et à la sur-subvention américaine.

Parmi les secteurs stratégiques, il y en a deux sur lesquels je veux dire quelques mots plus spécifiques, c’est l’énergie et l’agriculture. L’énergie, parce que c’est sans doute celui sur lequel on a fait le plus de réformes. Mais c’est là où on a besoin des transformations à venir les plus fondamentales. Nous devons assumer de construire l’Europe de l’atome, en assumant que le projet Euratom, par ailleurs, fait partie des ambitions fondatrices des traités de 1957. Et les défis sont majeurs, mais on en a besoin. L’Europe, aujourd’hui, dans ses problèmes de compétitivité-prix a un problème sur le facteur travail. Par nos réformes, on essaie d’y répondre. Mais compte tenu de notre modèle social, on sait qu’on a des limites sur ce point. On a un problème de compétitivité-prix sur l’énergie, parce qu’on a des dépendances et que, aujourd’hui, nous ne produisons pas des hydrocarbures fossiles. Plus vite nous ferons la transition, plus vite nous nous retrouvons cette compétitivité. Donc, oui, l’énergie décarbonée produite en Europe, c’est la clé de la réconciliation climat, souveraineté et création d’emplois. Et donc, il nous faut une stratégie combinée : efficacité énergétique, déploiement du renouvelable et déploiement du nucléaire. C’est ce qui fera de l’Europe une véritable puissance électrique. Et c’est ça la clé.

Aujourd’hui, nous avons commis des erreurs, ces dernières années, en commençant déjà à fragmenter le marché européen de l’hydrogène ou de l’électrique. On doit être absolument sur la neutralité technologique. Au fond, il nous faut bâtir une Europe de la libre circulation des électrons décarbonés. Pardon de le dire comme ça, mais c’est exactement ce qu’il faut faire. Qu’importe qu’ils soient produits avec du renouvelable ou du nucléaire. Si sur le sol européen, on sait produire des électrons décarbonés, c’est une chance, parce que ça évite l’électron carboné et ça évite celui qu’on importe. Donc, il nous faut la neutralité technologique, il nous faut assumer de construire beaucoup plus de capacités en renouvelable et nucléaire. Il nous faut consolider cette alliance du nucléaire que nous avons bâtie et qui rassemble une quinzaine d’Etats membres, assumer cette Europe de l’atome et investir dans les interconnexions électriques en Europe. C’est ça la clé. Pour que partout en Europe, les industriels, comme les particuliers, puissent faire des contrats qui ont de la visibilité et qui sécurisent de la fourniture d’électricité qui sera à bas coût, qui sera produite sur le sol européen et qui sera décarbonée.

L’autre élément de secteur stratégique sur lequel je voulais revenir, c’est l’agriculture. Nous en avons beaucoup parlé, de manière un peu défensive, compte tenu de la colère qui s’est exprimée. Mais la colère de nos agriculteurs n’a pas été une colère contre l’Europe, et ils le savent ô combien, en particulier en France, où l’Europe, c’est près de 10 milliards d’euros de subventions à notre agriculture, où c’est le seul marché pertinent, nous qui avons aussi une agriculture qui est une puissance exportatrice. Cette colère, c’est une colère contre la surrèglementation, la complexité, les normes aberrantes, la mauvaise application du droit européen et français. Donc, il y a un très gros effort fait par le Premier ministre, les ministres sur ce sujet pour bâtir une feuille de route qui - déjà plus aux ¾ appliquée - qui est de simplification et qui est justement d’accompagnement.

Mais l’Europe est clé en matière agricole parce que là aussi, c’est un sujet de politique industrielle et de souveraineté. Je le disais dès le la période Covid. Qui serait assez fou pour déléguer son alimentation  ? Nous n’avons pas le droit de laisser s’installer des dépendances alimentaires. Nous en avions déjà ; on a commencé à les réparer, en particulier sur les protéines animales qui étaient un vieux choix géostratégique d’après-guerre où nous l’avions délégué en quelque sorte à d’autres continents. Mais nous devons continuer absolument de consolider notre souveraineté alimentaire.

Et il est insensé - quand j’entends tellement de collègues - que l’agriculture soit à chaque fois la variable d’ajustement des contrats commerciaux. Non ! Non ! On a besoin de produire notre alimentation, de continuer à importer et exporter, de le faire de manière ouverte mais on a besoin de ne pas dépendre. Le jour où vous serez totalement dépendant sur la protéine végétale, le jour où vous serez totalement dépendant sur une partie de votre alimentation en Européen, bon courage. Alors, on aura beau jeu d’avoir expliqué qu’on a recréé de la souveraineté sur les semi-conducteurs ou le reste. Vous imaginez, on ira devant nos compatriotes en disant : on a tout bien fait, simplement, on pensait que l’alimentation, ça circulerait toujours librement. Il y a une géopolitique aussi de l’alimentation. Et donc, l’agriculture, c’est une question de souveraineté, d’emploi, de production.

On a besoin d’une PAC forte, simplifiée, qui diminue la complexité et la charge administrative. Mais on a besoin pour notre agriculture comme pour notre pêche, d’accompagner les transitions de manière durable, d’accompagner le changement des pratiques, la sortie des phytosanitaires partout où il y a des solutions technologiques, de renouveler nos flottes de pêche pour les décarboner, comme on l’a fait encore récemment pour nos Outre-mer, mais on a très clairement besoin de défendre ce secteur et d’assumer une politique de meilleure information du consommateur, d’accompagnement pour gérer justement l’impact climatique et environnemental, mais aussi de protéger contre les pratiques déloyales nos producteurs et de les protéger avec une vraie mise en œuvre homogène au niveau européen. C’est ce que nous réclamons à travers des autorités sanitaires et de contrôle européennes qui évitent les pratiques déloyales entre Européens et une vraie force douanière européenne qui fait que les produits qu’on importe, et qui parfois sont juste réétiquetés dans un port pour ensuite revenir sur le marché européen, on s’assure qu’ils aient bien les mêmes règles de production que nous lorsque c’est imposé.

Ça, c’est la clé d’une politique industrielle ambitieuse.

Ça me conduit au quatrième aspect de ce pacte de prospérité : c’est la révision de notre politique de commerce. Et c’est là où il y a sans doute un des changements de paradigme, à mes yeux, les plus fondamentaux. L’ouverture, oui, mais en défendant nos intérêts et - je le disais - ça ne peut pas marcher si on est les seuls au monde à respecter les règles du commerce telles qu’elles avaient été écrites il y a 15 ans. Si les Chinois et les Américains ne les respectent plus en sur-subventionnant les secteurs critiques, on ne peut pas être les seuls à le faire. Ça ne va pas marcher. Et d’ailleurs, ça ne marche pas. Et nous sommes à cet égard-là aussi trop naïfs ou avec une culture trop faible.

On a un vrai levier. Nous sommes un marché de 450 millions de consommateurs. C’est une force immense. Et donc, on doit bien protéger notre santé en appliquant strictement nos standards sanitaires. On doit protéger notre modèle social, en impliquant là aussi nos standards sociaux. Et on doit protéger nos ambitions climatiques, en défendant nos standards environnementaux. Sinon, nous allons inventer un continent qui sur-contraint les producteurs sur son sol et par sa politique commerciale, lève les contraintes sur les produits qu’il importe. C’est formidable. On va devenir un marché de consommateurs où il n’y aura plus de producteurs conformes à nos objectifs et qui sera, par les dépendances ainsi créées, obligé de consommer des produits qui ne respectent pas nos normes. C’est ça la réalité. Donc si on veut être cohérents avec nos ambitions, on a besoin de réajuster très profondément notre politique commerciale.

On a commencé à le faire : le CETA, qu’on a conclu avec les Canadiens, par le travail qu’on a fait, par justement ce qu’on a ajusté, est un bon accord. Je le dis parce qu’il ne faut céder à aucune démagogie. Et je suis chagrin de ce que j’ai pu voir, y compris dans le débat français ces dernières semaines : il ne faut pas qu’on tombe vers le rejet de tout accord commercial parce que là, bon courage, bienvenue la démagogie ! Tous ceux qui nous expliquent que le commerce est mauvais iront expliquer à tous nos agriculteurs qu’ils sont gagnants avec le CETA face au Canada. Et pourquoi on est gagnant sur le CETA ? Parce que justement, on a mis des clauses miroirs, parce que justement, c’est un accord commercial de nouvelle génération qui permet à nos producteurs de fromage, de lait, d’exporter vers le Canada, mais qui, là où il y avait des normes différentes sur la viande, a évité l’importation justement de cette viande qui ne respectait pas les normes européennes.

Mais nous ne sommes pas pour la fermeture. La fermeture, elle serait décroissante pour les industriels, les agriculteurs, les producteurs européens. On est pour la concurrence loyale et donc une politique commerciale revue, comme on l’a fait, là aussi, avec la Nouvelle-Zélande. Les accords de commerce modernes et justes sont ceux où le respect de l’Accord de Paris sur le climat est une clause essentielle, qui incluent des clauses fortes sur les conditions de production de certains biens sensibles, notamment agricoles. Ce qui est toute la différence, en particulier avec le projet d’accord Mercosur d’ancienne génération tel qu’il a été jusqu’ici négocié.

Nous devons systématiser le recours à des instruments de concurrence loyale. Nous devons intégrer des clauses miroirs dans nos accords commerciaux. Nous devons lancer une grande stratégie de réciprocité pour imposer les mesures miroirs dans les nouvelles normes européennes et passer en revue les normes existantes. Nous devons, ce faisant aussi, afficher l’empreinte carbone des produits pour qu’elles soient connues des consommateurs, qui réaliseront alors que le Made in Europe est presque toujours meilleur pour la planète. Et soyons clairs, si un bien ne respecte pas les normes clés, alors il ne doit pas pouvoir entrer sur le sol de l’Union comme si de rien n’était.

Des règles claires, un contrôle clair aussi avec des forces douanières communes. C’est ça la politique commerciale qui est la seule crédible et qui, là aussi, est en quelque sorte une juste protection de nos frontières et de nos producteurs pour ne pas céder, sinon, à la désindustrialisation. La taxe carbone aux frontières est un outil qui ouvre la voie et nous devons l’étendre, le compléter, l’améliorer pour qu’il ne puisse pas être contourné et qu’il touche les produits transformés.

Il nous faut enfin renforcer nos instruments de sécurité économique. C’est ce que j’avais évoqué aux côtés du Premier ministre RUTTE à La Haye, c’est-à-dire la sécurité de nos emplois, de nos entreprises, de notre création. Mieux protéger notre propriété industrielle et intellectuelle, mieux filtrer les investissements extra-européens dans les secteurs sensibles, mieux nous protéger contre les attaques physiques, par exemple, contre nos câbles sous-marins et télécommunications, ou aussi nos constellations européennes de satellites comme GALILEO, COPERNICUS ou demain IRIS. La sécurité économique est aussi au cœur de cette stratégie commerciale.

Le cinquième pilier de cette prospérité commune, c’est la bataille pour l’innovation et la recherche. En effet, on doit avant tout avoir une obsession qui est celle de la productivité. Et pour ça, il faut être une grande puissance d’innovation et de recherche.

Alors, nous sommes pour beaucoup de nos pays - je parle dans ce lieu de savoir - d’ores et déjà, une telle puissance, mais il nous faut former encore plus de talents, il nous faut surtout les garder dans nos laboratoires, nos universités, nos grands centres et en attirer d’autres. Et il faut bien le voir, à cet égard, les risques existent, la concurrence américaine, mais aussi asiatique est là.

Pour cela, il nous faut réaffirmer l’objectif de 3 % du PIB européen consacré à la recherche. Il est prioritaire. Nous avons réinvesti, nous, Français, mais nous devons encore continuer l’effort, sur le plan du financement public, mais surtout du financement privé, avec des recherches partenariales supplémentaires. Mais partout en Europe, on doit maintenant consolider et montrer que c’est un élément clé de ce pacte de prospérité. Le programme Horizon Europe, que nos chercheurs connaissent bien, doit être renforcé en se concentrant sur les programmes les plus efficaces, notamment le Conseil européen de la recherche.

Changer de paradigme dans ce domaine, c’est aussi oser à nouveau des prises de risques. Le Conseil européen de l’innovation a permis justement de franchir les nouveaux caps ces dernières années, mais on doit aller beaucoup plus loin sur les innovations de rupture. Et il nous faut assumer d’aller jusqu’à cette DARPA européenne dont nous ne sommes pas encore pleinement dotés, mais qui, avec les meilleures équipes scientifiques dans chaque discipline - en assumant des prises de risques, et donc, des pertes de capital quand les projets ne fonctionnent pas, parce que c’est la clé même des projets de recherche en rupture - eh bien, d’assumer d’être un continent qui investit dans l’innovation de rupture et la recherche fondamentale la plus avancée. C’est par ces découvertes, en effet, que les ordinateurs quantiques, les matériaux de demain, les puces électroniques, les batteries basse consommation pourront repositionner l’Europe sur la carte géopolitique de la croissance. Et qu’il s’agisse de la sortie des produits phytosanitaires, qu’il s’agisse justement de répondre à cet objectif d’une santé et donc du lien environnement santé humaine, qu’il s’agisse d’apporter une vraie réponse avec un plan européen de recherche et d’investissement pour les traitements contre les cancers, la maladie d’Alzheimer et les maladies neurodégénératives ou les maladies rares et orphelines, l’Europe est la bonne échelle sur ces grands sujets de recherche, de réinvestissements et de programmes communs.

Il nous faut donc des objectifs clairs et ambitieux et la clé, c’est la formation et la capacité de garder et d’attirer nos talents. J’ai beaucoup parlé de ressources rares, de matériaux critiques, mais sans doute demain encore plus qu’aujourd’hui, la ressource la plus rare est le capital humain, les talents. Et c’est pourquoi cette politique de formation, de recherche et d’enseignement supérieur est absolument déterminante pour notre Europe.

Elle doit s’accompagner évidemment aussi d’une politique de déploiement et de développement de nos start-ups, avec ce que nous avons commencé à lancer, avec Scale-up Europe, du talent, du capital pour justement être un continent d’innovation.

Et la dernière condition de ce pacte de prospérité, c’est précisément la capacité à investir - pardon de le dire comme ça - l’argent. Eh oui, nous avons aujourd’hui en Europe des règles du jeu qui ne sont plus adaptées parce que si on prend la défense et la sécurité, l’intelligence artificielle, la décarbonation de nos économies et les Clean tech, nous avons un mur d’investissement.

Alors tous les chiffres ont été articulés selon les rapports. Enfin, je lis tous les rapports, je regarde ce que Monsieur LETTA, Monsieur DRAGHI sont en train d’écrire, ce que la commission a pu écrire, il y a un consensus. Tout le monde dit : c’est entre 650 et 1 000 milliards par an de plus. C’est beaucoup et on ne peut pas différer cet investissement. Parce qu’on ne peut pas remettre à demain notre sécurité. On ne va pas pleurer sur le lait répandu. On ne peut pas remettre à demain ces investissements parce que c’est maintenant qu’ils se font et que les décisions d’investissement se font là ou pas. Donc, c’est maintenant, dans la décennie qu’il faut faire cet investissement massif - et on est en retard par rapport aux États-Unis et à la Chine.

Alors, cet investissement massif, il doit en quelque sorte là aussi passer par un changement de paradigme de nos règles collectives.

Il y a une première chose qui me semble caduque : on ne peut pas avoir une politique monétaire dont le seul objectif est un objectif d’inflation, qui plus est dans un environnement économique où la décarbonation est un facteur d’augmentation des prix structurels. Nous devons lever le débat théorique et politique de savoir comment intégrer dans les objectifs de la Banque centrale européenne au moins un objectif de croissance, voire un objectif de décarbonation, en tout cas de climat pour nos économies. C’est absolument indispensable.

La deuxième chose, c’est qu’il nous faut évidemment accroître nos capacités d’investissement en commun. On a besoin, je le disais, d’investir plusieurs centaines de milliards d’euros par an en plus. Alors, la réponse qu’on a eue, en Européens ces dernières années, a été de donner des flexibilités nationales : les aides d’État. Ce n’est pas une réponse durable parce qu’elle fragmente le marché unique. Elle est contradictoire à ce que je vous disais tout à l’heure. Il nous faut de la capacité commune et donc, il nous faut à nouveau un choc d’investissement commun, un grand plan d’investissement collectif budgétaire. Ce sont des subventions qu’il nous faut.

Alors, je ne veux pas ici préempter les choses et je veux qu’elles soient concertées avec tous nos partenaires. Est-ce que c’est une capacité d’emprunt commun ? Est-ce que c’est utiliser des mécanismes qui existent aujourd’hui, mécanismes européens de stabilité ou autres ? Mais au fond, il nous faut réussir à doubler la capacité d’action financière de notre Europe, au moins la doubler en budgétaire. Il nous faut ce choc d’investissement public pour investir de l’argent public sur ces secteurs, ce qui supposera de rouvrir la question si délicate des ressources propres de l’Union. J’y suis favorable et je pense qu’on doit avoir des ressources propres supplémentaires sans jamais peser sur les citoyens européens : taxe carbone aux frontières, recettes du système européen d’échange de quotas carbone, taxer les transactions financières comme le fait la France, imposer les bénéfices des multinationales, là où ils sont réellement réalisés et utiliser les ressources issues d’ETIAS, la taxe payée par les ressortissants extracommunautaires lorsqu’ils entrent sur le sol de l’Union. Il y a des tas de ressources propres, qui ne touchent pas les ressortissants européens, qui sont à utiliser pour ce budget.

Et puis, au-delà de la politique monétaire, au-delà de notre politique budgétaire commune qui doit être beaucoup plus ambitieuse et forte par ce plan de 1 000 milliards supplémentaires, il nous faut davantage mobiliser l’investissement privé et nos capacités de financement privé. Chaque année, notre Europe, a deux défauts principalement. Je dirais même 3.

Le premier, c’est qu’elle fait beaucoup d’épargne. Nous accumulons de l’épargne. Nous sommes un continent très riche, on a des acteurs très compétitifs. Mais parce que notre système de marché des capitaux n’est pas intégré, cette épargne ne va pas dans les bons secteurs et les bons endroits. Premier défaut.

Deuxième défaut : on ne va pas assez sur le risque. Parce que nous avons une économie qui est très intermédiée, 75 % passe par les banques et les assurances, et on leur a mis des règles qui ne leur permettent pas d’aller sur des fonds propres et le risque.

Troisième défaut : chaque année, notre épargne, à hauteur d’environ 300 milliards d’euros par an, va financer les Américains. En tout cas, le non-Européen et surtout les Américains, que ce soit d’ailleurs les bons du trésor ou le risque en capital. C’est une aberration. Et donc, il nous faut répondre à ces 3 aberrations, en ayant un vrai marché de l’épargne et de l’investissement, c’est-à-dire réussir à créer les éléments de solidarité pour que ça fonctionne, que nos fonds d’investissement, que l’ensemble de nos acteurs des marchés de capitaux fassent circuler les épargnes pour qu’elles soient bien allouées dans notre économie.

Alors, on essaie d’avancer. On a commencé. Et je pense qu’il faut se donner 12 mois, pas plus, parce que ça fait trop d’années qu’on le promet. Et soit dans les 12 mois, on arrive à bâtir un système avec supervision unique, règles communes de faillite et des éléments de convergence de fiscalité pour bâtir un système assez comparable à ce qu’on a fait sur la supervision bancaire. Soit, comme certains le proposent, il faut peut-être concevoir un système comme on l’a fait sur la concurrence, qui permet d’avoir des systèmes d’évocation plus souples, mais qui permet d’avoir de l’union et de créer en tout cas de la circulation. Je ne veux pas préempter la solution technique, mais on a besoin de créer cette union indispensable pour pouvoir faire circuler le capital.

La deuxième, il nous faut, là aussi, réviser l’application telle qu’elle est faite de Bâle et de Solvency. Nous ne pouvons pas être le seul espace économique au monde qui l’applique. Les Américains, qui étaient la source de la crise financière de 2008-2010, ont fait le choix de ne pas l’appliquer à leurs acteurs. Je ne suis pas pour tout enlever, je ne suis pas pour retrouver une culture de l’irresponsabilité financière. Je suis juste pour qu’on remette de la culture de risque dans la gestion de notre épargne. S’il n’y a pas de culture de risque, il ne peut pas y avoir d’investissement dans la recherche, dans l’innovation, dans les start-ups, dans nos entreprises. Et puis, je suis pour installer, là aussi, des produits, des solutions européennes pour que notre épargne puisse aller vers le financement de notre économie. Un vrai marché unique, une union de l’épargne et d’investissement, un assouplissement des règles qui chasse le risque et des produits européens qui nous permettent d’éviter cette fuite

Vous l’avez compris, ce que je dessine là, c’est véritablement un nouveau modèle de croissance, de prospérité qui passe par la simplification : assumer une politique de décarbonation industrielle massive, un changement profond de notre politique industrielle, concurrentielle et commerciale surtout, une vraie politique de recherche d’innovation encore plus ambitieuse et ce changement de notre paradigme monétaire, budgétaire et financier.

Alors, pour conclure, pourquoi faire tout cela ? Je disais au début que notre Europe pouvait mourir. Elle peut mourir si elle ne tient pas ses frontières. Elle ne sait pas répondre aux risques extérieurs en termes de sécurité. Elle peut mourir si elle se met à dépendre des autres. Elle ne peut pas produire pour créer ses richesses et redistribuer. Mais elle est dans un moment où elle peut mourir d’elle-même. Parce que nous retrouvons un temps que notre Europe a connu. Peter SLOTERDIJK le décrit très bien dans les conférences qu’il est en train de faire au Collège de France, avec ce pessimisme un peu ironique qu’on lui connaît, en disant que nous retrouvons ces moments où l’Europe pense son déclin, doute d’elle-même.

À nouveau, notre Europe ne s’aime pas. Quand on voit tout ce qu’elle a fait et ce qu’on lui doit, c’est étrange, mais c’est ainsi. Ce serait trop long ici de dire qu’il y a en fait dans notre Europe, structurellement, toujours ce doute sur elle-même. Nous sommes le continent, la civilisation qui a sans doute inventé le doute et le questionnement sur soi, la culture de l’aveu et je crois qu’il y reviendra lui-même dans ses conférences. Et nous sommes pris à des doutes aussi parce que notre démocratie est bousculée, comme je le disais tout à l’heure dans ces règles, parce que notre déclin démographique est une source d’inquiétude très profonde. Donc, le risque pour notre Europe, ce serait, en quelque sorte, de s’habituer à cette dépréciation.

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C’est pourquoi, ce que je veux aujourd’hui vous proposer, en quelque sorte la promesse que je voudrais sceller, c’est d’essayer quand même de défendre cet humanisme européen qui nous lie. Si on veut protéger nos frontières, si on veut rester un continent fort qui produit et qui crée, c’est quand même parce qu’on n’est pas comme les autres. Il ne faut jamais l’oublier. Nous ne sommes pas comme les autres. CAMUS avait cette phrase magnifique dans ses « Lettres à un ami allemand » : « Notre Europe est une aventure commune que nous continuons à faire malgré vous dans le vent de l’intelligence ». C’est ça l’Europe. C’est une aventure qu’on continue à faire, malgré tous ceux qui doutent, dans le vent de l’intelligence. Qu’est-ce que ça veut dire  ? Ça veut dire qu’être Européen, ce n’est pas simplement habiter une terre, de la Baltique, à la Méditerranée ou de l’Atlantique à la mer Noire. C’est défendre une certaine idée de l’homme qui place l’individu libre, rationnel et éclairé au-dessus de tout. Et c’est de se dire que de Paris à Varsovie et de Lisbonne à Odessa, nous avons un rapport unique à la liberté et à la justice. Nous avons toujours fait le choix de mettre l’Homme au sens générique, au-dessus de tout. Et de la Renaissance aux Lumières jusqu’à la sortie des totalitarismes, c’est ça qui a constitué l’Europe.

C’est le choix constamment réitéré et qui nous différencie des autres. Ce n’est pas un choix naïf qui consiste à déléguer nos vies à des grands acteurs industriels sous prétexte qu’ils sont trop forts. Ce n’est pas conforme avec le choix européen et l’humanisme européen. C’est un choix qui refuse de déléguer nos vies à des puissances de contrôle étatique qui ne respecteraient pas la liberté de l’individu rationnel. C’est une confiance dans l’individu libre, doté de raison. C’est une confiance dans le savoir, la liberté, la culture. C’est une tension constante entre une tradition et des permanences et une modernité. C’est un déséquilibre, être Européen, et c’est cela qu’il nous faut défendre. Cet humanisme si fragile, mais qui nous distingue des autres. Et je veux ici plaider que ça se joue maintenant. Nous devons le défendre parce que, je le disais, la démocratie libérale n’est pas un acquis. Je le dis dans cette journée si importante, et j’ai une pensée pour nos amis portugais, 50 ans jour pour jour après la Révolution des Œillets.

La liberté se conquiert. Partout sur notre continent, elle s’est justement, à force de combats, construite, y compris jusqu’au début de ce siècle. Ne l’oublions jamais, elle n’est pas un acquis. Elle interdit de rester paresseux. C’est pourquoi il nous faut continuer de défendre ce qui est constitutif de l’État de droit : la séparation des pouvoirs, le droit des oppositions et des minorités, la justice indépendante, la presse libre, les universités autonomes et la liberté académique. Elle est reniée dans trop de pays d’Europe. C’est pourquoi je défends ici la conditionnalité budgétaire liée à l’État de droit dans le versement des fonds de l’Union. Et nous devons encore la renforcer avec des procédures de constat et de sanction quand il y a des violations graves. L’Europe n’est pas un guichet dans lequel on accepte, en quelque sorte, de choisir les principes.

C’est pourquoi aussi, nous devons renforcer notre capacité à lutter contre les ingérences et la propagande, en particulier en ces temps électoraux. Nos amis tchèques l’ont vécu, nos amis belges l’ont dénoncé, mais nous avons aujourd’hui un retour sur notre sol par des chaînes de télévision, par les réseaux sociaux, par l’utilisation d’une forme de naïveté de nos règles qui étaient faites pour des acteurs qui respectaient, en quelque sorte, la civilité démocratique. Mais il y a un retour de la propagande, des fausses informations qui viennent bousculer nos démocraties libérales et prônent un autre modèle. Nous devons, sur ce sujet, lutter contre celles-ci, imposer la pleine transparence et surtout interdire ces contenus lorsqu’ils viennent déstabiliser des élections. Pour autant, il y a toutes les raisons d’être optimiste. Quand on voit la Pologne qui, il y a encore quelques mois, alors que d’aucuns nous disaient que tout était joué, a, non seulement, connu la plus grande participation de son histoire à un vote démocratique, mais a re-choisi un parti tout à la fois patriote et défendant la démocratie libérale. Et donc, il nous faut porter ce combat de la démocratie libérale, de l’ouverture politique partout sur le sol européen et essayer au maximum de l’européaniser. Je ne veux pas ici être plus long. Lors des conclusions de la Conférence sur l’avenir de l’Europe, j’ai défendu la participation citoyenne, les panels de citoyens, l’initiative citoyenne européenne, les référendums européens. Je pense que ces initiatives, il nous faut les développer en Européens et elles sont essentielles pour donner plus de vigueur à un démos européen. Et permettre aussi ces listes transnationales qui sont simplement la possibilité d’avoir, au moment des élections européennes, un vrai débat démocratique européen. Regardez les élections que nous avons aujourd’hui, ce sont autant d’élections nationales. C’est ça la réalité. Parce que nous n’avons pas de liste à travers le sol européen. Cette idée, pour l’instant, n’a pas, si je puis dire, suscité l’unanimité, pour rester pudique, de nos partenaires. Mais la clé, c’est qu’on ne peut pas avoir un continent, des instances qui décident de plus en plus, avec une participation démocratique qui reste au niveau de 1979. Il nous faut de l’audace aussi pour plus de démocratie européenne et s’accompagnera aussi de règles révisées. Là aussi, il y a un accord franco-allemand très fort pour aller à la majorité qualifiée en matière de politique étrangère et de fiscalité, ça fait partie des réformes indispensables, même s’il faudrait aller beaucoup plus loin sur ce sujet, mais je ne vous accablerai pas aujourd’hui.

Surtout, je le disais, défendre cet humanisme européen, c’est considérer qu’au-delà de nos institutions, de cette démocratie libérale à laquelle nous tenons, que nous devons défendre et renforcer. C’est la forge des citoyens par le savoir, la culture, la science qui se joue dans notre Europe. Être Européen, c’est penser qu’il n’y a rien de plus important, en effet, qu’être un individu libre, doté de raison et qui connaît. Et au moment où on voit réapparaître le scepticisme, le complotisme, les doutes sur la science et l’autorité de la parole scientifique, nous avons une responsabilité en Européens pour la défendre, l’enseigner, défendre aussi une science libre et ouverte, partager. Ce combat, nous le mènerons à l’international, mais nous devons aussi en renforcer les instruments. Il y a 7 ans, je proposais les alliances d’universités, plus d’une cinquantaine ont été créées grâce aux présidents d’universités, aux étudiants et aux professeurs, et je veux vous en remercier. Elle permet de structurer la circulation des savoirs, les échanges. Il nous faut passer à une deuxième étape : consolider les financements, mais renforcer leur intégration et que nous allions vers des diplômes européens pleinement conjoints. L’excellence européenne réside aussi dans les savoir-faire. C’est pourquoi il nous faut décupler l’Erasmus de l’apprentissage et de la formation professionnelle avec un objectif d’au moins 15 % des apprentis en mobilité européenne d’ici à 2030.

Transmettre aussi, par la création d’alliances de musées européens et des alliances de bibliothèques européennes pour faciliter les partenariats, encourager la numérisation, améliorer la circulation, l’accès aux œuvres et aux ouvrages en Europe. Transmettre justement cet esprit européen, c’est aussi permettre de diffuser un imaginaire commun. Et je souhaite à ce titre que nous fassions d’ARTE, la plateforme audiovisuelle européenne de référence, la plateforme de tous les Européens, qui puisse proposer encore plus qu’aujourd’hui des contenus de qualité distribués dans toutes les langues partout en Europe. Pour promouvoir la richesse de notre patrimoine culturel européen, promouvoir l’apprentissage des langues européennes et défendre notre modèle de protection des droits d’auteurs et de financement de la création artistique, comme nous l’avons consolidé ces dernières années. Transmettre l’esprit européen aux jeunes générations, c’est aussi leur donner l’occasion de faire l’expérience sensible de notre continent, c’est-à-dire voyager, échanger. Alors, au-delà de l’Erasmus, et de l’Erasmus de l’apprentissage, de manière très concrète, comme l’a d’ailleurs très bien pointé Enrico LETTA dans son rapport, c’est de pouvoir circuler en train partout en Europe. Nos capitales ne sont pas encore reliées comme il faut. Le Pass Interrail est un succès. Il doit désormais s’adosser à une Europe des trains qui est autant un projet de connexion qu’un projet culturel, c’est-à-dire, c’est un projet de circulation des étudiants, de la jeunesse, des savoirs entre les capitales. Et je souhaite pour ma part qu’il s’appuie sur une européanisation du Pass culture qui n’est pas une invention française. Vous savez pourtant combien nous aimons être chauvins, mais qui est une invention de l’Italie de Matteo RENZI que nous avons copié. On a essayé de l’améliorer, plusieurs autres nous ont suivi, et c’est ça l’Europe, c’est de s’inspirer des bons exemples. Mais maintenant, on doit la généraliser parce que ce Pass culture permet de formidables accès pour les plus jeunes et pour beaucoup de familles.

Vous le voyez, nous avons assumé encore beaucoup d’ambition sur cette Europe du savoir, de la culture, de l’intelligence. Mais il nous faut aussi la défendre dans le moment que nous vivons. Parce que nous sommes là aujourd’hui, dans cette université, dans un lieu physique où nous pouvons échanger sous les auspices des grands esprits, dans un temps et une civilité qui nous est familière mais nul ne saurait ignorer que nos vies aujourd’hui se passent dans un autre espace, celle de nos enfants et de nos adolescents encore plus, cet espace numérique.

Et celui-ci, nous, Européens, nous n’en avons pas le contrôle. Et dans cet espace-là, d’abord, nous ne produisons pas assez de contenus — c’est une partie de l’ambition que j’évoque là et que je défends — mais nous n’en déterminons même plus les règles. Et c’est un changement profond, anthropologique, civilisationnel. Quand aujourd’hui des enfants passent des heures devant des écrans, quand des adolescents s’ouvrent à la culture, à la vie intime, à la vie affective par ces écrans et les contenus auxquels ils peuvent être exposés ; quand le débat démocratique se structure dans cet espace-là, cet espace numérique que nous habitons et qui est au fond l’espace que nous habitons le plus dans notre temps de vie aujourd’hui, est-ce que nous sommes sérieux, nous Européens, de le déléguer à d’autres ? Non.

Et à dessein, je vous dis que c’est un combat culturel et civilisationnel. Parce que c’est là que se joue en vrai notre démocratie ; parce que c’est là que se forge notre opinion publique. Une démocratie où le vote est libre, c’est formidable. Mais enfin, si ce vote est influencé, si les consciences sont déformées, si les choix sont transformés par les orientations faites par les uns ou les autres, quelle démocratie a-t-on ? Et donc, je vous le dis avec beaucoup de force : ce n’est pas un sujet technique, ce n’est pas un sujet de politique publique. La capacité à créer un ordre public, démocratique, numérique, est une question de survie pour nous.

C’est une question de survie pour, justement, défendre notre humanisme. Parce qu’aujourd’hui, vous avez, au fond, deux modèles qui s’imposent. Vous avez un modèle anglo-saxon qui, de fait, est celui qui choisit de déléguer cet espace de vie à des choix privés : on va évoluer, mais on fait confiance. Il y a ces grandes entreprises qui ont des réseaux sociaux, des plateformes ; elles ont des algorithmes, où tout ça semble très compliqué, mais nous, consommateurs, on aime bien, ça semble efficace. Mais c’est un choix qui met le citoyen en situation d’infériorité par rapport aux consommateurs. Puis, vous avez un autre choix, celui du contrôle, qui est de dire face à ce désordre, cette anomie, on contrôle. Reprise étatique, celui de la Chine, mais aussi de plusieurs puissances autoritaires qui sont en train d’aller vers ce modèle.

Le modèle humaniste, celui que l’Europe doit développer - et il ne peut exister qu’en européen - c’est un modèle qui crée un ordre démocratique, c’est-à-dire transparent, loyal, où nous débattons des règles et où nous les choisissons. C’est pourquoi je veux défendre une Europe de la majorité numérique à 15 ans. Avant 15 ans, il doit y avoir un contrôle parental sur l’accès à cet espace numérique, parce que c’est un accès, si l’on n’en contrôle pas les contenus, qui est le fruit de tous les risques et des déformations d’esprit, qui justifie toutes les haines. Nous devons, comme on le fait pour nos enfants, je le dis avec beaucoup de bon sens. Est-ce que quelqu’un envoie son enfant dans la jungle à 5 ans, 10 ans, 12 ans ? Personne, je pense, de sensé. On le protège dans la famille ; on l’accompagne jusqu’aux portes de l’école, puis du collège et on le remet à des gens de confiance qui vont l’éduquer. On va ensuite organiser des activités, quand on le peut, pour qu’il puisse apprendre davantage et s’émanciper. Et aujourd’hui, plusieurs heures par jour, on ouvre la porte de la jungle. Et le même est la proie du cyberharcèlement ; et le même peut être la proie de contenus pornographiques, de la pédo-criminalité. C’est ça, cet espace parce qu’il n’est pas régulé et parce qu’il n’est pas modéré non plus. Voulez-vous que je vous dise combien chacune de ces plateformes, de ces réseaux a de modérateurs en langue française ? Même pas une dizaine pour certains. Donc, nous devons reprendre le contrôle de la vie de nos enfants et de nos adolescents en Européens et imposer la majorité numérique à 15 ans, pas avant, et imposer aux plateformes la modération ou la fermeture de certains sites.

Et nous devons ensuite, beaucoup plus ardemment, reciviliser cet espace numérique. Là où nous interdisons les propos racistes, les propos antisémites, les discours de haine, nous devons, avec la même force, les interdire dans l’espace numérique où la présomption d’anonymat conduit à la désinhibition de la haine. C’est un combat civilisationnel et démocratique. Nous devons le mener en Européens. Il est essentiel, et je le mets là, au cœur de cette bataille que nous devons conduire.

Et puis, notre humanisme européen est évidemment aussi un humanisme de dignité et de justice. Nous aimons la liberté, le savoir, mais nous avons ce goût inédit pour la justice, l’égalité. Ce qui nous distingue des autres continents.

L’égalité entre les femmes et les hommes est au cœur de ce projet. Avec l’Europe, nous avons beaucoup accompli en matière d’équilibre, entre vie professionnelle et vie privée, des parents, des aidants, de la transparence des rémunérations, de la parité, etc. Je souhaite aujourd’hui que nous allions au-delà en inscrivant, comme nous l’avons fait dans notre Constitution, le droit à l’interruption volontaire de grossesse dans la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne. Parce que l’égalité entre les femmes et les hommes est au cœur de ce projet humaniste, elle est au cœur précisément de ce qui fait l’Europe.

Cette Europe est aussi construite sur une cohésion sociale, c’est-à-dire une volonté de bâtir une cohésion de notre société. Fidèle à l’héritage de Jacques DELORS, de son programme européen d’aide aux plus démunis, je propose de créer un Programme européen des solidarités qui, s’appuyant sur le Fonds social européen, viendra accompagner les initiatives des États membres contre toutes les précarités et permettra d’accompagner de manière sociale les transitions que nous sommes en train de mettre en œuvre.

Et donc, l’Europe doit aussi se doter d’instruments nouveaux pour accompagner les personnes et les territoires dans cette transition sociale ; c’est indispensable. Protégeons, accompagnons les Européens avec cette politique de justice et d’une garantie d’une Europe justement, là aussi, permettant d’exercer tous les droits : la libre circulation, l’accessibilité, la lutte contre les discriminations et d’avancer.

Et quand on parle de justice, je ne mettrai pas ici le débat que je sens vivant sur la fiscalité des revenus - parce que c’est un bon débat quand on voit l’accumulation des richesses dans la mondialisation que nous vivons - mais ma conviction, c’est que ce n’est pas un débat que nous devons porter à l’échelle européenne, c’est un débat que nous devons porter à l’échelle internationale, comme nous l’avons fait sur la taxe minimale et comme la France a réussi à le porter. C’est pourquoi, avec le président LULA, nous avons, dans le G20, bâti cette alliance pour la taxation des très hauts revenus et que c’est dans le G20, à une échelle qui est celle d’OCDE élargie, que nous devons mener ce combat existentiel.

Au fond, cet humanisme européen, cette certaine idée de l’Europe dont parlait George STEINER, elle est faite de choses très sensibles : cette idée de la liberté de l’Etat de droit, cette volonté de préserver les savoirs, la culture, ce rapport à l’égalité que j’évoquais. Mais c’est en effet cette Europe des cafés, de nos capitales, qui sont autant de palimpsestes et c’est cette tension permanente que nous avons entre l’héritage à transmettre et la modernité qui bouscule. Et c’est pourquoi notre Europe est constamment prise dans cette tension, mais elle a son mot à y dire.

Elle a son mot à y dire en continuant de défendre notre culture, sa transmission, comme je l’évoquais, en défendant la singularité justement de celle-ci, du dialogue entre ses universités, ses lieux de convivialité, ses cafés, mais en étant aussi ce bout de terre qui décide de protéger ses paysages. Et je crois que l’ambition que nous devons avoir, et que nous avons commencé d’avoir pour nos forêts, nos mers et nos océans, est à penser comme telle. Ce n’est pas une forme de lubie, de moderniste désincarné qui voudrait mettre de l’écologie à tout-va, parce que parfois, j’entends la caricature. Non ! Protéger nos forêts, protéger notre biodiversité, protéger nos mers et nos océans, c’est juste mesurer, nous, humanistes européens, que nous savons compter jusqu’à trois : la génération d’avant, celle d’après et la nôtre ; et que notre Europe est un trésor que nous avons reçu en héritage et que nous allons transmettre. Et que tout ce que je viens de dire ne peut pas se faire en supprimant des ressources naturelles qui ne sont pas remplacées et c’est pourquoi l’ambition de biodiversité, l’ambition de protection de nos forêts, de nos océans et tout ce que nous aurons à développer dans les politiques à mener pour notre Europe, c’est une ambition qui est avant tout humaniste.

Je le dis aussi parce que je ne fais pas partie de ceux qui pensent que la nature a des droits supérieurs à l’homme. Et c’est un humanisme européen qui, à mes yeux, assume de protéger la nature parce qu’elle fait partie de nos équilibres et de ce qui nous a été transmis mais de le faire en humanistes pour nous et nos enfants.

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Mesdames et Messieurs, j’ai été trop long, j’en ai conscience, mais il y aurait encore tant de choses à dire. Et je sais très bien qu’à l’issue de ce propos, d’aucuns me reprocheront de ne pas assez avoir parlé du continent africain, de notre voisinage, de réforme des traités, de la modernisation de ces derniers et de tout ce que je n’ai pas dit.

L’Europe est une conversation qui ne se termine pas. Et c’est un projet, d’ailleurs, qui n’a pas de borne. D’un point de vue philosophique, civilisationnel, c’est vrai. N’oublions jamais que le rapt d’Europe se fait sur des terres qu’on prétend asiatiques par un dieu grec. Il y a une forme d’ambiguïté et c’est pour ça que ça ne se termine pas. Ici même, à la Sorbonne, Ernest RENAN se demandait ce qu’était une nation. Et l’heure est venue pour l’Europe de se demander ce qu’elle compte devenir.

À mes yeux, parler de l’Europe est toujours parler de la France. Mais vous l’avez compris, nous vivons un moment décisif. Notre Europe peut mourir, je vous le disais, et elle peut mourir par une forme de ruse de l’histoire. C’est qu’elle a fait énormément de choses ces dernières décennies ; c’est, qu’en quelque sorte, les idées européennes ont gagné le combat gramscien ; c’est que tous les nationalismes à travers l’Europe n’osent plus dire qu’ils vont sortir de l’Euro et de l’Europe. Mais ils nous ont tous habitué à un discours qui est le « oui-mais », qui est de dire : « j’empoche tout ce que l’Europe a fait, mais je le ferai plus simple, mais je le ferai en ne respectant pas les règles, mais je le ferai au fond en bafouant ses fondements ». Au fond, ils ne proposent plus de sortir de l’immeuble ou de l’abattre ; ils proposent juste de ne plus avoir de règles de copropriété, de ne plus investir, de ne plus payer le loyer. Et ils disent : ça va marcher.

Et le risque, c’est que tous les autres sont en train de devenir timides en disant : « les nationalistes, les anti-européens sont très forts partout dans nos pays ». C’est normal, il y a de la crainte, il y a de la colère dans les moments de choc que nous vivons, précisément parce que nos compatriotes, partout en Europe, sentent que nous pouvons mourir ou disparaître.

La réponse n’est pas dans la timidité, elle est dans l’audace. La réponse n’est pas dans le constat de dire : « ils sont en train de monter partout » et de se dire : « on a le choix ». Cette année, les Britanniques vont choisir leur avenir, les Américains vont choisir leur avenir ; le 9 juin, les Européens aussi.

Mais le choix, ce n’est pas de faire comme on a toujours fait, ce n’est pas juste d’ajuster. C’est d’assumer de porter des paradigmes nouveaux. Alors, je sais bien, après VOLTAIRE, c’est difficile d’être optimiste - c’est peut-être même pour certains une question de crédibilité - je le sais. Mais c’est une forme d’optimisme, de la volonté.

Oui, je crois que nous pouvons reprendre le contrôle de nos vies, de notre destin, par la puissance, la prospérité et l’humanisme de notre Europe. Et au fond, au moment où les temps sont incertains, pour reprendre, sans bien la citer, ce qu’Hannah ARENDT disait dans La Condition de l’homme moderne : la meilleure manière de connaître l’avenir quand les événements reviennent, quand l’imprévu est là, la meilleure manière de connaître l’avenir, c’est de faire des promesses que l’on tient.

Eh bien, ce que je vous propose, c’est forts de notre lucidité, de nous faire ces quelques grandes promesses pour l’Europe de la décennie à venir et de nous battre ardemment pour les tenir. Alors, nous avons peut-être une chance de connaître l’avenir. En tous cas, nous nous serons battus pour choisir le nôtre.

Vive l’Europe  ! Vive la République et vive la France  !

Dernière modification : 29/04/2024

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